En Inde, la pandémie agit comme un révélateur de la mascarade populiste

Par Jules Naudet

Le Monde 20/05/2021 – Article publié avec l’autorisation de l’auteur.

La catastrophe humanitaire qui touche aujourd’hui le pays témoigne, selon le sociologue, de l’« inanité de l’autoritarisme, de l’identitarisme et du capitalisme de connivence » du gouvernement indien pour faire face à la crise sanitaire 

Grâce à un confinement relativement rapide et d’une ampleur inédite, l’Inde est parvenue à éviter le pire lors de la première vague, au printemps 2020. Malgré cela, l’impact économique a été désastreux et a structurellement fragilisé les populations les plus pauvres, qui n’ont quasiment pas bénéficié de soutien de la part du gouvernement. Au lieu de se préparer à une seconde vague, de renforcer les infrastructures hospitalières et le soutien aux plus démunis, le gouvernement a préféré célébrer l’exception indienne. Il n’a pas amplifié les efforts sur son territoire et a saisi l’occasion pour tenter de renforcer son poids sur la scène internationale. 

Narendra Modi s’est montré triomphaliste à la tribune des Nations unies ou au Forum de Davos, et a promis des vaccins à l’ensemble des pays pauvres, se voyant déjà comme la figure de proue des pays en développement. Premier producteur de vaccins au monde, l’Inde a préféré les exporter plutôt que d’immuniser sa population. La campagne de vaccination a essentiellement été régulée par des logiques marchandes, le gouvernement considérant les vaccins comme un bien privé et non comme un bien public, et les laissant ainsi à la charge des citoyens indiens (à un prix hors de portée pour la majorité de l’immense population du pays). Ledit « variant indien » et la seconde vague ont néanmoins pris de court le régime de M. Modi, et une véritable catastrophe humanitaire assombrit aujourd’hui le pays. Certains n’hésitent pas à parler de crime, voire de crime contre l’humanité, pour caractériser l’irresponsabilité du gouvernement. 

Horrifique bilan humain 

En plus de l’horrifique bilan humain, l’Inde en subit les effets en termes géostratégiques. Son influence régionale est subitement affaiblie, et le Bangladesh et le Népal, qui s’impatientaient de ne pas recevoir les vaccins indiens, viennent de se tourner vers la Chine pour immuniser leur population. Le Pakistan nargue l’Inde en lui proposant de l’aide internationale. La Chine en profite pour déplacer davantage de troupes à la frontière, pendant que la pandémie sévit dans les rangs de l’armée indienne. 

Modi, toujours prompt à affirmer l’autonomie de son pays, est contraint de subir l’humiliation que représente, à ses yeux, le fait d’accepter la main tendue par les grandes puissances, notamment celle de l’Europe. Le premier ministre indien avait pourtant fait le choix d’asseoir son nouveau régime autoritaire en empêchant les donations étrangères aux ONG (donations soupçonnées de financer des militants associatifs critiques de son parti). Il en paye aujourd’hui le prix fort, car il a ainsi contribué à détruire le, naguère très dense, tissu local d’ONG qui sont désormais impuissantes et ne peuvent aider à absorber le drame humanitaire qui se déploie. 

Les réseaux sociaux regorgent d’images et de récits de personnes mourant dans des conditions toutes plus tragiques les unes que les autres et qui, par leur vertigineuse accumulation, témoignent de l’inanité de l’autoritarisme, de l’identitarisme, du populisme et du capitalisme de connivence pour faire face à la situation. Le gouvernement central persiste en effet dans ses choix et nie l’ampleur de la catastrophe, faisant le pari de la surenchère dans la propagande et la désinformation. Au moment même où le dirigeant de l’Etat de l’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath, proclame à la presse que la situation est sous contrôle, 71 corps n’ayant pu être incinérés sont repêchés dans l’Etat voisin du Bihar après y avoir été charriés par le courant du Gange. 

Les taux de mortalité réels sont dissimulés. D’après des experts, il faudrait multiplier les chiffres par 3,5 pour s’approcher du bilan véritable, avec des variations très fortes d’un Etat à l’autre (au Bihar, les chiffres réels seraient plus de vingt fois supérieurs à ceux annoncés). 

Journalistes muselés

Cette dissimulation risque d’empirer la situation, car elle oblige à naviguer à vue et sans indicateurs fiables. Le gouvernement fait tout ce qui est en son pouvoir pour museler les journalistes qui dénoncent son incompétence et exige, avec un sens de l’euphémisme bien maîtrisé, que les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter contrôlent les fausses informations et les contenus susceptibles de « troubler l’ordre public ».  Il leur demande de « lancer des campagnes de sensibilisation » auprès des utilisateurs pour qu’ils ne diffusent «aucune fausse nouvelle ou désinformation ». Alors que la Cour suprême a récemment pressé le gouvernement central de prendre en main la crise, elle s’est vu répondre qu’« une intervention judiciaire trop zélée, même si bien intentionnée, peut entraîner des conséquences imprévues et involontaires ».

Le gouvernement a ainsi exhorté la Cour à « faire confiance » à l’exécutif. 

La pandémie agit comme un révélateur de la mascarade populiste et de l’idéologie hindutva. De plus en plus d’Indiens ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes, ignorés par leur gouvernement. L’idéologie antiscientiste de l’hindouisme radical qui oriente M. Modi l’a poussé, sans surprise, à ne pas écouter les alertes des scientifiques. Alors que les patients et les familles cherchent désespérément à accéder à de l’oxygène ou à des traitements pharmaceutiques et, pour certains, meurent littéralement dans les rues ou au seuil des hôpitaux, les élus – et certains médecins – recommandent très sérieusement des remèdes miracles à base d’urine et de bouse de vache. 

Pendant ce temps, à New Delhi, le premier ministre indien continue à encourager les travaux pharaoniques de reconstruction du centre de la capitale à la gloire de son idéologie (pour un budget de près de 2,5 milliards d’euros), et semble rester sourd à l’horreur que vivent les citoyens de son pays. Le monde, l’Europe et la France ne doivent, eux, pas rester sourds à ce qui se déroule en Inde, car ce drame ne restera pas confiné à ses frontières, et ses conséquences seront nécessairement globales. Il faut aider l’Inde, très vite. 

Jules Naudet est sociologue au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (EHESS-CNRS) et corédacteur en chef de la revue en ligne «La Vie des idées » (Collège de France). Il a dirigé la division « Politique et société » du Centre de sciences humaines de New Delhi (MAE-CNRS), de 2013 à 2016